Accueil > Homélies > Homélies 2020 > Voir Naples et mourir

À Saint-Sorlin d’Arves - Dimanche 12 juillet 2020 – Quinzième dimanche Année A

Voir Naples et mourir

Isaïe 55,10-11 – Psaume 64,10-13.12b.14 – Romains 8,18-23 – Matthieu 13,1-23

dimanche 12 juillet 2020, par Marc Lambret

L’expression est fameuse, mais que signifie-t-elle à part que cette ville, avec sa baie, est « trop belle », au point que, qui l’a vue n’a plus rien à attendre de la vie ?

Peut-être faut-il prendre au sérieux le « trop », comme le fait dans ses Mémoires Woody Allen qui écrit : « le printemps était arrivé à Manhattan et dans Central Park les fleurs jaillissaient, les pétales se dépliaient, l’air embaumait la nostalgie et vous aviez envie de vous tuer. Pourquoi ? Parce que tant de beauté est difficile à supporter. »

Geneviève Jurgensen, chez qui je pêche cette citation, en faisait le thème de sa contribution dans La Croix du lundi 6 juillet. L’excellente chroniqueuse commentait : « Se sentir emporté par le sens du beau, le sens du bonheur au point qu’il vous emmène au seuil de l’éternité, mérite d’être souligné. » Mais il me semble qu’elle passe à côté, une fois n’est pas coutume, de l’essentiel.

Pourquoi l’excès de beauté peut-il être difficile à supporter au point que vous vouliez mourir, voilà la question ! Allen esquisse un début de réponse en évoquant l’air qui « embaumait la nostalgie ». Ce sentiment est plus mystérieux qu’il n’y paraît quand on le définit simplement par le regret qu’éprouve l’exilé de sa chère patrie. Littéralement en grec « douleur du retour », il correspond parfaitement à ce que la psychanalyse a identifié comme le repli sur soi de l’homme dépassé par son existence, tenté de renoncer à porter plus loin son fardeau, et qui voudrait « revenir dans le sein de sa mère ». C’est la douleur de vivre qui se ravive d’éprouver à quel point la félicité est grande et inaccessible, qui nous pousse à vouloir retrouver au moins l’ataraxie dans le néant de la mort.

Et pourquoi lisons-nous des livres ? Pourquoi ces textes chantés il y a trois mille ans par des Grecs groupés sous le nom d’Homère nous sont-elles aujourd’hui si bouleversantes et précieuses ? « Parce que nous nous sentons compris », me répondit un jour ma mère, qui était professeur de lettres. S’il m’est permis de faire ici, moi aussi, un bout de « mémoires », j’ajouterai qu’elle nous donna, à nous ses enfants, d’une part le goût profond de cette littérature ancienne, et d’autre part celui d’une autre, bien différente, la « parole de Dieu ». Loin de s’opposer, les deux se joignaient et se répondaient. Comme je l’ai formulé bien plus tard – j’entendis ces récits faits à mes aînés dès le sein maternel ! – l’une disait admirablement la vie telle qu’elle était, et l’autre le sens de cette vie telle qu’elle devenait dans la lumière de la Révélation.

La « Promesse », au cœur de l’Alliance, nous saisit doucement en ce point douloureux de l’âme et retourne merveilleusement le sentiment qui la clouait au réel adorable et décevant. La douleur du retour se détache du passé idéalisé et mortifère pour se porter vers l’avenir inconnu mais certain, inimaginable mais plus véritable que la réalité même. La Parole qui accomplit cette conversion de tout notre être a Quelqu’un pour la proférer : cette certitude appelée « foi » accompagne son accueil et allume en nous le feu même de son amour plus fort que tout attachement au monde.

Le semeur sorti pour semer, c’est Jésus venu du Père, le Messie promis par Dieu à son peuple depuis les temps anciens, préparé en lui, issu de lui, rejeté par lui mais sauveur d’abord de lui, son peuple, même s’il se trouve devoir passer après les nations, lui qui fut aimé avant elles.

Voir la Croix du Fils, c’est voir de quel enfer l’Amour est vainqueur en notre faveur. L’embrasser, c’est recevoir dès maintenant, dans le fardeau des jours, le bonheur pour lequel nous nous savons faits et que nous n’avons plus à désespérer d’atteindre.

Voir la Croix et mourir avec le Crucifié, c’est vivre d’amour avec lui en attendant la Vie pour l’éternité.